Lily C. ♦ Qui est qui ?

Une naissance en somme tout à fait classique pour celles de ton espèce. Ta mère use de ses dons de séductions pour faire tomber sous son charme un homme à son goût, et de leur union tu es née. Voilà l’histoire tout simplement basique de ta naissance. Tout comme celle de tes premières décennies d’ailleurs, tu grandis et prends un peu d’âge de manière parfaitement habituelle, sans fioritures ni évènements dignes de faire partie des histoires et légendes que l’on regroupe dans les contes, recueils de nouvelles et autres sagas que l’on vend dans les librairies d’Innocents. Et c’est peut-être aussi pour cela que tu as été une des cibles des forces démoniaques lors de la Grande Guerre, toutes les caractéristiques se réunissaient pour que tu deviennes figure de traîtrise : une enfant innocente, aucun lourd secret autre que celui de l’emplacement de la source éternelle à garder, ni même un statut assez important au sein de ton espèce pour ne pas vouloir garder un honneur sauf. Mais tout le monde le sait, les enfants aiment partager leurs secrets. D’autant plus quand ils n’ont rien de particulier, qu’ils ont vécu un passé lambda dans une famille des plus banales, ça peut leur permettre de se distinguer.
Mais pas chez les Nymphes. Non, quand tu t’es retrouvée captive suite à cette embuscade de sbires œuvrant pour le Mal, tu as su taire tout ce qui leur importait. Autant dire que tu es restée muette comme une tombe et qu’ils n’ont pas même entendu le son de ta voix. Voix qui est réapparue le lendemain à ton réveil à en croire les dires de l’alliance bénéfique qui a pu te secourir, lorsque tu les as remerciés un par un. C’est finalement cet évènement qui aurait pu finir rédigé dans les récits pour Innocents, l’histoire de ta petite vie tranquille, ton enlèvement, ta torture, le début de ta fanaison, et ton réveil au creux d’un lit végétal. Si l’on devait entrer un peu plus dans les détails, on pourrait ajouter que ta petite vie tranquille resterait désormais bien loin derrière toi avec ton innocence et ton goût pour l’aventure et les découvertes. On ajouterait aussi que les forces démoniaques t’avaient laissé sur le corps certaines cicatrices indélébiles, notamment celle de ta peau asséchée et flétrie par endroits qui rappelle les pétales d’une fleur en fin de vie. Ce qu’on n’oublierait surtout pas de mentionner, c’est qu’à ton réveil, tu remerciais des personnes dont tu ignorais totalement l’identité et auxquelles tu ne pouvais assimiler aucun souvenir. Ce n’était pas l’amnésie qui frappait, tu reconnaissais des voix comme étant celles de certains amis, de la famille éloignée, ou même celle de ta mère. Mais tu n’arrivais pas à faire le lien face à son visage. Le secret des Nymphes avait perduré lors de cette Grande Guerre, au prix de bien des morts et blessés. Ta séquelle à toi, c’est la prosopagnosie.
Après cet évènement, difficile de vivre sans avoir peur. Autrefois aventurière, tu deviens par la suite casanière. Auparavant courageuse, au moindre doute tu te rétractes à présent. Tu restes le plus possible au sein même de la nature, espérant vainement que celle-ci puisse réparer les dommages irréversibles qu’ont causé les Démons à ton corps, physiquement et intérieurement. Aussi il te faut apprendre à vivre ou plutôt réapprendre ; il te faut de nouveaux moyens mnémotechniques pour mettre un nom sur un visage (ou plutôt devrait-on dire sur une silhouette ou sur une voix), aussi tu accordes à présent beaucoup d’importance aux détails autrefois anodins. Et c’est ainsi que tu passes plus de deux cents années au même endroit, te limitant à un territoire que tu considères comme sécurisé.
Cependant deux cents ans ne suffisent pas. Et aucun siècle supplémentaire ne sera efficace : tes cicatrices, où qu’elles se trouvent, tu dois apprendre à vivre avec et elles te suivront tout au long de ta vie. Autour de toi, l’ambiance générale a commencé à changer en cette fin d’année 2018. Sans le dire ouvertement, les Nymphes ont l’air plus agitées, et la nature semble vouloir vous annoncer quelque chose. Certaines plantes se rétractent sur elles-mêmes, d’autres plantes grimpantes reculent plus profondément dans la forêt, les arbres laissent étrangement craquer leurs branches tandis que les conifères font drôlement bruisser leurs épines. Si un changement se prépare, des détails te l’annonce. Mais quoi ? Qu’est-ce qu’on cherche à te dire ? Même si tu l’ignores, tu sais en revanche que tu ne peux plus restée bloquée dans ta fausse zone de confort, et qu’il te faudra explorer les limites que tu t’es imposées il y a plus de deux siècles auparavant.